La robotique militaire : De la réalité aux fantasmes

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Le 21 novembre 2012 s’est tenu à l’initiative de Planète Robots et du CRIIF un débat sur la robotique militaire. Nous tenons à remercier tous ceux qui y ont participé :

  • Mme Eva CRUCK (EC) de la Direction Générale de l’Armement (DGA), mission pour la recherche et l’innovation scientifique, qui a en charge la motivation de la recherche scientifique pour le domaine militaire. Ingénierie de l’information et robotique.

  • M. Jean-Paul HANON (JPH), CREC de St Cyr. Directeur du département de relations internationales. A créé le projet « robot sur le champ de bataille ». Enseigne les fondements de la pensée stratégique à Sciences Po.

  • M. Rodolphe HASSELVANDER (RH), directeur du CRIIF. Le centre fait du développement de systèmes robotiques, entre autres, dans le domaine militaire.

  • M. Robert MILLET (RM), consultant expert robotique, GL Conseil. Travaille dans le domaine de la robotique depuis 30 ans.

  • M. Géraud DE LAPASSE (GL), expert militaire dans la robotique chez GL Conseil, ancien militaire. Il a travaillé chez Nexter sur des questions de robotique militaire.

  • M. Joël MORILLON (JM), Nexter (ex-GIAT Industries). En charge de l’activité robotique. La restructuration de la demande militaire fait que Nexter estime qu’il est temps de constituer une offre.

RH : Selon les domaines d’application nous n’avons pas tous la même notion du robot. Dans le monde militaire la plupart des systèmes dits «robotisés» sont en fait des véhicules télécommandés. Alors comment définir le robot militaire ? Autonome, ou télé-opéré ?

JM : Le militaire aime garder le contrôle de sa machine. L’intérêt des robots est de projeter les sens du militaire et d’économiser en personnel dans des zones à risque. Ils sont presque tous télécommandés.

EC : Il y a une question de disponibilité de technologie pour faire des robots autonomes ayant un intérêt sur le champ de bataille. C’est un environnement complexe mais les militaires veulent savoir ce que va faire le robot. Ils exercent dans des milieux où l’on ne peut pas tout prévoir. On sent bien que la robotique va permettre de déployer les premières briques d’autonomie mais ce n’était pas possible il y a quelques années. Enfin, les tâches comme le déminage sont complexes et difficiles à automatiser.

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JM : L’autonomie n’est pas un objectif pour les militaires. On cherche à améliorer les fonctions d’assistance mais le robot entièrement autonome n’est pas souhaité.

EC : Il peut être autonome sur certaines phases : pour le drone, entre le décollage et l’arrivée sur zone. En arrivant, il faut se coordonner avec d’autres aéronefs, détecter, prendre des décisions : il faut un humain. Avec un robot accompagnant le fantassin, si ce dernier doit le conduire, ça n’a pas d’intérêt : il doit avoir le niveau d’autonomie d’un mulet. On recherche l’autonomie ajustable selon les phases de la mission.

GL : Le robot est un combattant. Son chef, parfois, lui laisse de l’autonomie, et parfois, voudra le suivre de près.

EC : Le robot est un outil, un système d’arme au sens militaire.

GL : Il occupe la place d’un combattant : Il a des consignes, une autonomie plus ou moins grande et est intégré dans la manœuvre.

JPH : La définition du robot se construit. Au fondement de la création d’un système d’arme, il y a l’acceptation ou non de règles d’emploi déontologique et juridique. Si elles ne sont pas définies, nous y serons confrontés :

Quand le robot est dans une section de combat, on attend une fiabilité absolue du logiciel. Comment la garantir ?

Le robot a-t-il une personnalité juridique ? Peut-il être considéré comme un combattant ? Et l’ingénieur qui l’a mis en œuvre ? Ce sont des problèmes liés au degré d’autonomie.

EC : Il ne faut pas faire d’amalgame entre robotique militaire et robotique armée. Il y a d’autres usages dans les forces militaires, comme l’observation, le renseignement. Il n’y a pas de drones armés dans l’armée française actuellement.

Etat des forces

RM : Les Etats-Unis sont les leaders, sans compétiteurs.

JM : L’année prochaine, on y construira plus de drones que d’avions militaires pilotés.

JPH : Les Etats-Unis créent une dizaine de bases de drones, au Yémen, au Pakistan, en Afrique orientale, … constituant un maillage mondial qui permet la destruction «par décapitation», d’une cible précise. Il y a la recherche d’une permanence de l’observation et de la capacité d’intervenir ponctuellement sur des cibles en tous lieux et en tous temps.

JPH : Il existe un projet en France, de «concept exploratoire», définissant les intérêts des robots militaires terrestres :

  • une certaine autonomie fonctionnelle,

  • revenir au point de départ,

  • réaliser des tâches de manière répétitive,

  • réduire l’exposition aux risques pour le combattant,

  • accroître l’efficacité des systèmes d’arme,

  • prendre en charge les tâches répétitives et fastidieuses.

C’est le cahier des charges français : ce n’est pas le même que l’américain.

Drone Barracuda
Drone Barracuda

JM : On a vu longtemps la robotique comme ayant un potentiel de rupture. L’idée était de franchir un gap technologique pour prendre de l’avance sur l’ennemi potentiel. Aujourd’hui, on ne rêve plus du robot qui révolutionne le combat. Le discours technologique y a laissé croire trop longtemps. L’approche française se dirige vers une démarche progressive partant de petits robots, avec une moins grosse empreinte dans la doctrine et s’adaptant aux missions en étant un prolongement des sens du combattant. C’est une automatisation progressive des moyens.

EC : Le contexte géostratégique a changé. On imaginait une rupture sur les tanks automatiques et cela avait du sens en pensant aux campagnes de régiments de chars dans les plaines d’Europe, où celui qui en mettait le plus gagnait. Aujourd’hui, l’environnement dans lequel se déplace le robot est complexe et changeant.

RH : N’y-a-t-il pas aussi une question de moyens ? Si nous avions ceux des Américains, ne construirions-nous pas aussi des fantassins robotisés. Nous avons les compétences techniques et scientifiques.

JM : La maturité technique n’est pas au rendez-vous. Les tourelles surveillant la frontière coréenne restent en mode manuel et aucun militaire occidental n’envisage d’autonomie de décision, c’est-à-dire pour trouver des cibles et les engager. On ne va pas plus loin parce que la technique ne le permet pas et parce que le militaire veut garder le contrôle.

EC : La position française est que l’ennemi d’aujourd’hui peut être celui avec qui l’on va parler demain. Si on envoi un essaim de robots détruire son village, cela sera plus compliqué. Ce n’est pas la position américaine.

JPH : L’apparition des robots vient s’inscrire dans un mouvement qui est le désengagement de l’Etat. Il y a une diminution constante des forces militaires, dans tous les pays. La robotisation participe de ce mouvement. La réduction du coût humain et du coût budgétaire est au cœur des politiques de déploiement.

Le robot est un collecteur d’informations. Il intervient dans la centralisation du renseignement. A partir du moment où la prévention du conflit est au cœur du système, le robot fourni une architecture déployable préventivement et donnant les signes d’alerte nécessaires. Il faut remettre le processus de robotisation dans le cadre du système bureaucratique français qui n’a rien à voir avec celui américain. La robotisation progressive est adaptée à la politique et aux finances françaises, mais il faudrait une réflexion globale pour savoir ce que nous sommes capables de faire.

Entre réalité et fantasmes

JM : Très longtemps, on a laissé croire que la robotique était capable de tout, mais quand on faisait une démonstration, il y avait toujours un truc en panne. Les militaires ont pris la mesure de la dissonance entre le discours et la réalité.

EC :Il y a beaucoup de fantasmes autour de la robotique, avec un imaginaire nourri par la robotique hollywoodienne, qui est loin de ce dont nous sommes capables.

JPH : J’ai listé les applications de la robotique à partir de documents internationaux :

  • transport de charge,

  • autonomisation des convois,

  • surveillance,

  • vision déportée,

  • repérage de cible,

  • tirs automatisés.

Le transport de charge, ça paraît simple, mais nous n’en sommes pas capables en milieu naturel. On a fait miroiter un potentiel technique fabuleux loin de la réalité mais les chercheurs ont abandonné cette thématique, en pensant que les grandes lignes étaient mises en place. Elles sont dans un état non exploitable par les industriels. C’est symptomatique du monde de la recherche où les thématiques suivent l’intérêt de la communauté et s’arrêtent à un stade où l’industriel n’est pas capable de reprendre.

EC : BigDog est impressionnant en mobilité, mais il fait un bruit de mobylette et pour arriver à cette stabilité, il a une centrale inertielle à 50000 €. Pour marcher sur un chemin, éviter les arbres et ne pas glisser sur un lac gelé. A ce prix-là, mieux vaut un mulet. Si on y ajoute le problème du carburant ou des batteries et de la logistique pour être sûr qu’il fonctionne quand on en a besoin, le problème n’est pas simple.

GL : La robotique est aujourd’hui utilisable en phase statique. Le pas suivant sera celui de la mobilité.

JPH : L’échelon intermédiaire, c’est celui de la protection des infrastructures. Le degré d’autonomisation augmente dans les environnements maîtrisés. Pour le général Yakovleff, la réflexion doit prioriser la question de l’autonomisation et de l’emploi couplé. Cela suppose les budgets qui vont avec, or, le budget américain est à des années-lumières de celui que l’on a. Il y a deux échelles : celle française est pragmatique, taille l’emploi au respect des règles, à la déontologie et au budget. De l’autre côté, une recherche plus libre, plus indépendante, plus nourrie intellectuellement et qui permet la recherche spéculative.

JM : Le problème de l’autonomie basique est que plus personne ne s’y intéressant, il a un risque de stagnation. La vision du général Yakovleff, pour lequel le robot doit progresser en troupe est surprenante. C’est dangereux de travailler avec cet horizon glissant à 15 ans. On dit toujours que le robot sera parfait demain, mais nous n’aurons pas ces capacités avant longtemps. Soyons pragmatiques.

EC : Certes, mais si on n’investit pas aujourd’hui pour les technologies de l’avenir, nous ne les aurons jamais. Il faut trouver un équilibre.

JM : Personne ne sait comment transformer l’état de l’art en solution utilisable. On dit « dans 15 ans, nous saurons faire », mais cela fait 15 ans qu’on le dit.

RH : C’est le problème de la robotique en générale. Mais les technologies deviennent de plus en plus accessibles, de plus en plus robustes. Nous assistons à une étape importante. Les robots sont sortis des laboratoires pour devenir des produits pour le grand public et l’industrie. Il en sera de même pour le militaire.

JM : J’ai peur qu’il se passe aujourd’hui la même chose que ce qu’il s’est passé pour les drones, que l’on a considéré comme des jouets il y a 10 ans. Il n’y a pas eu d’accompagnement quand les idées devenaient réalisables et aujourd’hui, nous sommes éjectés du marché. Pour le reste de la robotique aussi, le risque est de continuer à privilégier des projets qui seront géniaux demain alors que personne ne dit « c’est aujourd’hui qu’on en a besoin, et comment fait-on pour les réaliser » ?

L’article dans son intégralité est paru dans Planète Robot n°20 du 1er Mars 2013.

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